A portée de voix
Du côté des albums pour enfants :
Monstres, entre beauté et laideur
Si la première page de l’album de Claude Ponti, Okilélé, s’est imposée en ouverture de cette balade du côté des monstres « pour l’enfance », c’est qu’elle fait écho à l’opéra de Zemlinski, Der Swerg, dont le livret s’inspire d’une nouvelle d’Oscar Wilde, L’Anniversaire de l’infante, nouvelle qui elle-même revisite le thème de la Belle et la bête.
Sa différence ressentie comme monstrueuse, ses tentatives maladroites pour ressembler aux siens qui le perçoivent comme « autre » amèneront Okilélé, après une longue quête, à s’accepter et donc à être accepté. Du côté de l’album pour enfants, comme dans celui du conte, la conscience qu’a le héros de sa monstruosité le jette dans un périple au terme duquel il triomphe de toutes les difficultés. Ce n’est pas le cas dans la nouvelle dramatique d’Oscar Wilde ni dans le livret de Der Zwerg, mais on pourra regarder avec intérêt combien la découverte de sa différence, provoquée par sa première rencontre avec son reflet, fait d’Okilélé le frère de souffrance du nain à qui la princesse sans cœur tend cruellement un miroir.
Quel sentiment domine la réaction des proches d’Okilélé? Entre dégoût et consternation, la peur sans aucun doute. L’émotion que l’on associe à la rencontre avec le monstre du côté de l’enfance incontestablement c’est la peur.
Mais les adultes que nous sommes n’étant pas à une contradiction près, c’est à la figure du monstre que l’on recourt, pour dire aux enfants qu’il ne faut pas en avoir peur, comme si l’on ne pouvait annihiler la force du monstre sans l’avoir d’abord fait s’incarner. Dans l’album pour enfants, les monstres investissent les appartements, jusqu’aux chambres d’enfants dont ils occupent placards et dessous de lit ; et ce depuis Il y a un cauchemar dans mon placard et Il y a un crocodile sous mon lit, albums cultes des années 70-80. Aujourd’hui nombre d’albums continuent de banaliser les peurs sourdes de l’enfance plutôt que de les prendre au sérieux. Le moyen le plus simple consiste souvent pour les illustrateurs à ridiculiser les monstres en les rendant eux-mêmes craintifs ou à tenter maladroitement une défiguration du monstrueux.
Dans ce même registre de dédramatisation de la peur, le monstre peut incarner, sous une apparence vaguement impressionnante mais souvent bonasse, une créature qui n’est autre que le compagnon imaginaire que l’enfant s’invente comme complice, variante « monstrueuse » de l’ours en peluche. Cette approche du monstrueux nous fait glisser sensiblement un peu plus en avant dans l’imaginaire de l’enfant. C’est ce que fait avec brio Anaïs Vaugelade dans les trois petites histoires où elle met en scène l’intrépide Zuza et son crocodile.
Un autre moyen astucieux consiste à proposer à l’enfant de jouer à avoir peur, ce que fait Ed Emberley dans un album plébiscité par les 2-3 ans : Va-t-en grand monstre vert où l’enfant, tournant les pages qui font apparaître puis disparaître un monstre, est aux commandes de ce jeu délicieux.
Peut-on faire l’économie de la peur ?
C’est dans Même pas peur de la peur, deuxième opuscule d’Envol d’Enfance publié récemment par Cendrine Genin que Boris Cyrulnik affirme qu’ « Il n’y a pas d’enfance sans peur » situant la peur entre attirance et crainte, qu’il s’agisse de la peur d’être abandonné comme de celle d’être enfermé. Toujours dans ce même ouvrage Philippe Meirieu ajoute que ce que l’enfant affronte au quotidien c’est la peur d’être confronté à la disparition de toute affection ou au contraire d’être exposé à une affection dévorante et mortifère. Et Tomi Ungerer, à l’œuvre si salutairement provocatrice, de dire à son tour qu’il faut, je cite « traumatiser les enfants ». La petite Zéralda n’a pas peur de l’ogre, elle, ce qui lui permet de l’amadouer et de le transformer : aux enfants qu’il dévorait crus il va préférer les bons petits plats qu’elle lui concocte et qu’il partage avec les ogresses et ogres de la contrée.
En mettant en scène des situations effrayantes, toujours avec humour et donc avec distance, Tomi Ungerer affirme la nécessité de « canaliser les peurs, celles qui viennent de la réalité, en les exposant à celles nées de l’imagination ». Dans les albums pour enfants, le monstre n’invente pas la peur, l’incarnant il permet de la dire.
Faire peur et dire la peur
La figure du monstre retrouve sa fonction première quand elle permet de rappeler les interdits, les tabous, et de permettre l’affrontement qui marque tout parcours initiatique. A cela Claude Ponti excelle. S’appuyant sur une inventivité sans limites, tant visuelle que littéraire, et sur une grande connaissance des récits fondateurs, il crée des petits héros qui affrontent des créatures monstrueuses, destructrices, qui les mettent durement à l’épreuve :
Le Sagoinfre, ogre, dont le nom est composite de Satrape, despote de l’antiquité grecque et de goinfre, auquel se heurte Pétronille car tel le loup dans la chèvre et les sept biquets a voulu dévorer ses 120 petits.
Pétronille et ses 120 petits
Le Schniark, effaceur d’enfants, nom qui nous fait penser au Snark de Lewis Carrol et qui fait entendre aussi le mot « gniard » appellation populaire et ironique pour dire enfant. Celui là pousse la dévoration jusqu’à effacer tout simplement ses victimes.
Le Tournemire
Grabador Crabamor, au nom et au physique sinistrement évocateurs de crabe (et donc de cancer) et de mort. Il oblige Oups à remplir une cruche percée, nouveau tonneau des danaïdes. Mais Oups saura lui résister. De rage Crabamor « s’autocuit » et c’est lui qui sera dévoré.
Le Doudou méchant
Le Roi des monstres, évoque fortement le sphinx défié par Œdipe et l’aigle qui dévore le foie de Prométhée.
Il s’en prend à Zouc en faisant envahir sa prairie par des arbres qui sont les pattes d’un monstre géant.
Zouc fuit et il « avait si peur qu’il courait dans un sens et ses jambes dans l’autre ». Mais Zouc découvre le secret : – « Le Nakakoué c’est celui qui peut tuer les monstres mais seulement s’il le sait ».
Le Nakakoué
Araknasse Corbillasse, paralysante, dévorante elle aussi, à la fois araignée et corbillard. Lili Prune, que personne ne prenait au sérieux, enseignera aux siens comment venir à bout, tous ensemble, de cette créature maléfique.
La Revanche de Lili Prune
Les monstres redoutables imaginés par Claude Ponti sont aussi des créatures effroyablement belles dans lesquelles l’enfant peut projeter ces peurs indicibles qui le réveillent la nuit et dont un jour il triomphera lui aussi.
Mais peur de qui ?
Dégoût, répulsion, fascination, sidération, terreur…. Les mots ne manquent pas pour dire ce qui étreint à la vision d’un être difforme, c’est-à-dire qui est hors norme. Est-il dangereux ? Quels sont ses sentiments si tant est qu’il en ait? Quel rapport y a-t-il entre son apparence, bestiale pour le moins, et son esprit ? Bref la créature monstrueuse est-elle mauvaise et la créature belle est-elle bonne ? Cette interrogation est traitée magistralement dans le conte La Belle et la Bête comme dans L’Anniversaire de l’Infante. Mme de Villeneuve en1740, puis Mme Leprince de Beaumont en 1757, sans doute inspirées par le récit consacré à Amour et Psyché dans l’Áne d’or d’Apulée, mettent en avant que la bonté de l’âme vaut mieux que la beauté des apparences, mais une lecture moderne de leur œuvre montre bien que ce qui dérange la Belle dans la Bête ce n’est pas sa laideur mais son animalité. C’est cette animalité que refuse d’abord la Belle avant que de s’y rendre.
La Belle et la bête, ill. Nicole Claveloux
Cette dualité animalité-humanité est partie prenante de la perception de la différence et du monstrueux, elle est aussi est le fil rouge de toute l’œuvre du talentueux auteur illustrateur Antony Browne. De lui-même il inscrit son cheminement artistique sous l’influence de La Belle et la bête. Très souvent ses héros sont représentés sous l’apparence de singes. Les enfants, petits et craintifs, (comme Marcel la mauviette) sont incarnés par des chimpanzés et les costauds, (comme Pif la terreur), ou les adultes, par des gorilles. Quand il met en scène des enfants « humains », le trouble, la peur qui les saisissent parfois se traduisent par des métamorphoses animalières qui transforment leur maison en jungle, comme dans Tout change où Joseph, à qui son père a dit que tout allait changer, prend au pied de la lettre cette assertion.
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Cette confrontation trouve son apothéose dans son travail pour l’adaptation de King Kong. Il n’est sans doute pas anodin de noter qu’il dédie cette odyssée tragique de la bête majestueuse et redoutable à la mémoire de son père adoré, homme fort et tendre à la fois. Chez lui ce ne sont pas les avions qui tuent la bête mais la Belle. |
Peur des autres ou peur de soi ?
Cette animalité redoutée, qu’il faut corseter (chagrin, colère qui nous emportent, corps qui nous trahit lorsque la maladie l’attrape) forme la matière même de l’œuvre d’ Emmanuelle Houdart qui donne chair à des fantasmes qui pour être les siens n’en sont pas moins ceux des enfants qui les reconnaissent et s’en régalent. Mettant à nu avec courage et talent les plis et replis de sa propre animalité, elle permet aux enfants d’apprivoiser en le reconnaissant ce qui bien souvent les domine, comme la colère dans laquelle ils s’enferment parfois comme dans un manteau maléfique |
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Elle peint aussi avec force et humour ce qui affole comme les maladies. Quelle jubilation de découvrir ces monstres terribles terrassés par les « bobos » de la petite enfance comme la varicelle ou les poux ! |
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Car si le monstre c’est l’autre, celui qu’on redoute, il peut s’avérer qu’on l’abrite au-dedans de soi. Il n’est pas seulement ce double secret, cet ami imaginaire mais plutôt la part sombre qui nous hante et nous met en danger. C’est ce qu’a magistralement exploré Maurice Sendak en créant cet album irremplaçable Max et les Maximonstres où l’on voit un jeune garçon aller jusqu’au bout de ses pulsions de colère, incarnées par ces fameux Maximonstres dont il devient le roi. Ayant dominé sa colère au cours de ce voyage au cœur de son inconscient, il retourne apaisé dans la réalité de sa chambre d’enfant.
Conclusion
Cette nécessité d’expérimenter les sentiments les plus divers, en empathie avec un héros de papier qui s’adresse à son imaginaire, joue un rôle fondamental dans le processus de maturation psychique de l’enfant et c’est ainsi qu’est bénéfique sa rencontre avec ces récits imagés dans lesquels il pourra reconnaître sa propre peur. C’est ce qu’offrent aux enfants d’aujourd’hui ces créateurs dont l’imaginaire aussi fantasmagorique soit-il reste pétri d’enfance.
Au terme d’une fable initiatique, ayant touché à des continents nichés au cœur de lui-même comme Max abordant l’île des Maximonstres, l’enfant pourra dire comme Hippolène menacée par Ortic dans L’Arbre sans fin de Claude Ponti : « Je n’ai pas peur de moi ».
Albums cités :