Monstres, entre beauté et laideur : Qu’est-ce qu’une beauté Montre ? Du Sublime

Par Philippe Choulet, 2 février 2013

Je voudrais proposer une réponse à la question: Qu’est-ce qu’une Beauté Monstre?

L’expression elle-même est étrange: il y a des monstres de beauté (Greta Garbo — appelée “La Divine” —, Grace Kelly, Marilyn), des monstres sacrés du sport (Pelé, Merckx), des monstres du cinéma (Raimu, Michel Simon), mais des beautés monstres…

D’autant que, quant à la “beauté” et au “monstre”, les critères ne sont guère fixés, on ne sait plus trop ce que c’est, de nos jours, les canons classiques ont fait comme Dieu, ils se sont retirés… Et en un temps où se dire “normal” semble être une cuistrerie, “beauté” et “monstre” apparaissent bien comme relatifs, subjectifs ou arbitraires…

Bref, il n’y aurait rien à en dire, chacun son truc, les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas.

Alors, la question, c’est: “qu’est-ce que je fous là?” Car en général la philosophie n’aime pas ça, le relatif, le silence de la non discussion (qui ressemble à la censure, à l’autocensure…), l’absence de normes ou de règles, la confusion, la nébuleuse, le flou…

Mais comme la fonction de la philosophie est la critique, la question du préjugé et des apparences la concerne au premier chef. Nous avons des idées préconçues sur tout, et surtout sur la laideur du monstre. Si tout est relatif, cette laideur peut être belle. Oui, mais belle comment? Comment déterminer cette “Beauté monstre”?

Mon angle d’attaque sera l’examen de l’effet psychique du monstre sur notre vision du monde et de nous-mêmes. La beauté monstre jouit de ce que les philosophes appellent une “preuve par les effets”, regardons-y de plus près.

Que le monstre — dont la vocation est de se montrer ou d’être montré, parce qu’il est d’abord, conformément au latin “monere”, qui signifie “attirer l’attention”, “avertir” et même “faire penser”… — soit:

1° monstre biologique — et je rappelle que ce monstre biologique peut être naturel et expérimental, puisqu’il y a, outre une monstruosité naturelle (involontaire-1- , sorte de miracle inversé et maléfique), une tératologie artificielle et expérimentale du commerce (Gwymplaine, dans L’homme qui rit, victime du cynisme cupide des Comprachicos) et une tératologie expérimentale de laboratoire-2- — et une pensée pour tous les embryons de poulet qui y sont passés, une!…

2° monstre “moral” (Caligula, Dutroux, Landru…), ou plutôt “immoral”, car “moral” signifie juste: “qui relève du psychisme humain”, comme dans l’appellation ”sciences morales et politiques”,

3° monstre artistique (Médée, Dorian Gray, Polyphème le cyclope, le Minotaure, l’Ogre des Montagnes de Peer Gynt, Quasimodo, Gwymplaine, M. le Maudit, Alex dans Orange mécanique, — il y en a beaucoup d’autres, et des anonymes, chez Jérôme Bosch, Breughel ou Goya),

… le monstre étant donc tout cela, il dispose d’une puissance très particulière de production d’effets. Preuve de sa réalité, de sa perfection, de sa vertu, dirait Spinoza.

Ces effets sont sensibles et même hypersensibles: il y a tantôt toutes les gammes de la peur et de la crainte — de l’horreur, de la frayeur, de l’effroi (l’adjectif “effarant” est plus éloquent…), de l’angoisse — et tantôt toutes les gammes de l’arrêt de l’esprit: de l’étonnement, la sidération, de la stupeur (celle qui nous rend stupides). Ce qui, en art, pose d’ailleurs l’énigme du plaisir esthétique de la terreur, notamment dans la tragédie, surtout si l’on pense au caractère démesuré et irréversible du monstre. Un destin ancré dans un corps, un destin ancré dans une âme et un destin ancré dans l’histoire des humains, dans leur culture, et même leurs civilisations.

Le monstre comme différence et altérité.

Evidemment, le cliché consiste à dire que le monstre est “laid”, difforme comme Quasimodo, horrible comme Dracula ou Nosferatu, hideux et repoussant comme les morts vivants, fascinant comme les filles à tête d’épingle de Freaks, de Tod Browning, mais c’est la voie facile: les monstres du cinéma d’horreur-3- , par exemple, répugnent, mais ils ne font que nous étonner, nous amuser ou nous distraire. Ils sont tellement autres que, finalement, nous ne craignons rien. Ce monstre est un être plat, en deux dimensions-4- , il n’est que mon lointain, fabriqué artificiellement, sorte de machine ou de poupée.

Le monstre en art est un montage, un arrangement, une disposition toute autre, comme dit Descartes: une “idée factice” de l’imagination à partir des idées issues du sensible, les “idées adventices”, qui viennent du dehors par le biais des impressions sensibles. Nous en avons peur “pour de rire”, comme disent les enfants. L’altérité radicale et absolue, qui est souvent celle recherchée par les créateurs, ne nous menace pas vraiment, car cette menace n’est qu’une illusion mise en scène. Une “illusion comique” (Corneille), celle de l’art, celle du théâtre, de l’opéra, de la peinture, de la sculpture. C’est là, tout de même, le grand privilège de la fiction-5- .

Au pire, ces histoires de monstres nous font rire, au mieux, elles nous donnent à penser (“monere”, donc) sur le plan mythique et symbolique, comme le Saturne de Goya, comme Médée, Macbeth, Iago, ou comme Atrée qui fait manger à Thyeste la viande de ses propres fils…

Rien de vraiment surprenant, car la fiction imite la vie, qui est une machine à fabriquer du différent (François Jacob, La logique du vivant). Tant que c’est différent, c’est normal et logique. Une légère, une petite différence et ses grandes conséquences, comme disaient les Féministes à une époque.

Certes, ce monstre nous révèle quelque chose, il nous avertit d’une vérité. La monstruosité nous apprend la contingence de la vie. Nous avons failli être homme tronc, fille à tête d’épingle, femme à barbe, androgyne… Comme dit Brassens: “il s’en fallait de peu mon cher / que cette putain ne fut ta mère”. L’expérience de la contingence, c’est l’expérience du fait que ce qui est aurait pu ne pas être et surtout que ce qui est aurait pu être tout autre qu’il n’est (sous entendu: d’une autre forme). Le “normal”, c’est toujours ce qui l’a “échappé belle”.

C’est une des vérités de la vie: la vie, dit Nietzsche, est aveugle, elle expérimente sur elle-même, sur le viable et le non-viable. Elle fait des essais, des tentatives, qui réussissent ou qui ne réussissent pas, comme on peut le voir dans les bocaux des Facultés de médecine. Pas de providence, la vie fait de la forme, même à la limite de l’informe — mais c’est toujours de la forme — à partir du pré-formel. La vie, c’est Dionysos — révélation de Dionysos, Dieu des Ténèbres, du Chaos, trésor de formes sur le fond(s) duquel travaillera Apollon, Dieu de la Forme et de la Lumière, à moins que, comme on le voit de temps en temps, justement dans le cas des monstres naturels, ce ne soit Héphaïstos…

Le monstre comme identité ou mêmeté.

En revanche, la beauté monstre est toute autre quand elle travaille sur la proximité, quand le monstre est vraiment mon prochain.

Mais dire “mon prochain”, c’est mal dire, car c’est s’arrêter à la morale de la fraternité, au rapport d’empathie, de pitié ou de compassion (Joseph Merrick, alias Elephant man, Gwymplaine dans L’homme qui rit, de Hugo, Quasimodo dans Notre-Dame de Paris…). Or, ce n’est pas cela (cette moralisation du rapport) qui constitue la beauté monstre.

C’est tout de même cette forme-là de beauté monstre qui est plus intéressante, plus révélatrice — la preuve, elle nous intrigue, pire, nous inquiète et nous angoisse. L’angoisse est un affect sans objet identifiable, sans objet différenciable, discernable. Là est sans doute la monstruosité la plus terrible, celle qui donne de la terreur: le monstre de l’indiscernable.

Ce monstre-là, en effet, ne fait pas que nous ressembler, il relève du même (d’où le terme “mêmeté”), il abolit ou neutralise l’altérité qui demeurait encore dans la ressemblance (comme entre deux jumeaux). Il applique à la lettre le principe formel qu’est le principe d’identité, A=A, qui est l’égalité avec soi-même, et il l’applique à notre identité même, à cette identité que chacun de nous peut être (identité signifie alors ici nature, essence, richesse d’existence, trésor de formes).

C’est qu’il y a quelque chose qui cloche, qui ne va pas, qui est déréglé — comme on dit: “anormal”. Il suffit d’observer l’androgyne présenté par Tod Browning dans Freaks pour s’en convaincre, ou de placer côte à côte les deux mêmes côtés d’un visage pour établir une exacte symétrie, qui est une fausse symétrie, une symétrie terrible, une harmonie devenue monstre. Le normal, c’est de disposer de deux parties du visage dissymétrique. L’anormal, c’est d’avoir une symétrie parfaite.

C’est là dessus, sur cette question analogique de l’identité que joue le cinéma fantastique amateur de science-fiction: les androïdes, les réplicants, les Terminator, sont à la fois comme nous et pas comme nous, toute l’enquête consistant à trouver la petite différence, comme le fait David Vincent dans Les Envahisseurs.

Là où ça se corse, c’est que la biologie s’y est mise, avec les clones — cf. le roman récent de François Saintonge, Dolfi et Marilyn, chez Grasset, à propos du côté Rank Xerox de la duplication: produire une quinzaine d’Hitler une douzaine de Marilyn… Imaginez 5 Mô, 6 Choulet, 12 Ibrahimovic et 40 Depardieu, on est foutus.

Car c’est une entorse, une transgression au principe vital lui-même, la fabrique du différent. Le clonage est sans doute démoniaque à cet endroit même (pas besoin d’invoquer la dimension sacrée et divine de la Vie, qui n’est d’ailleurs pas plus sacrée que vous et moi). La fabrique du monstre est toujours une transgression.

La beauté monstre comme démesure.

On voit que la notion de “monstre” joue comme sur un curseur sur une règle, dépendant du plus et du moins. Comme par différence de degré, et non par différence de nature. Il y a deux extrêmes, le plus lointain et le plus proche, le plus étranger (le plus autre) et le même. Il y a une mesure, et le monstre est dans les formes de démesure.

Il peut être “par excès” (vous avez onze doigts de pied) comme il peut être “par manque” (l’homme tronc), et il peut être saisissant par excès de beauté (Greta Garbo, Marlene Dietrich — quand un mec dit à une nana: “t’es trop belle”, ce n’est pas nécessairement un compliment… — ou par excès de laideur (Michel Simon, Gainsbourg, Pauline Carton). Mais là encore, on peut trouver de la beauté à la laideur, et la laideur est ambivalente — comme dit Lichtenberg, lui-même difforme: le visage humain est la carte géographique la plus intéressante de la Terre… —, en plus elle dure plus longtemps que la beauté, dixit Gainsbourg, et donc, le problème n’est pas là.

Faisons alors appel à Aristote: si le courage est une vertu, les vices correspondants peuvent alors être par excès (la témérité) comme par manque (la lâcheté). S’il y a du normal dans la beauté, le monstre est donc dans les marges, dans les excès. Mais quelles marges! Ce sont celles de l’extra-ordinaire (Garbo et Michel Simon, Deneuve et Gainsbourg, le St Jean Baptiste du Louvre et le Saturne de Goya)… Sans doute peut-on parler également de la violence de la beauté, de la violence de la laideur, de la violence de la beauté monstre. Mais là encore, comme les formes sont identifiables, discernables et déterminables (on peut les décrire), cette beauté monstre n’atteint pas encore sa vérité.

Il faut encore monter d’un cran.

Ce cran, c’est la question de l’informe. Nous l’avons approché avec celle de l’indifférencié et de l’indéterminé, de l’indiscernable, comme disaient les sceptiques du temps de Cicéron. Il y a des régions de l’être, des régions limite, où on ne distingue rien, où rien ne se montre — d’où l’angoisse. Nous touchons au comble de la beauté monstre, qui est (l’)innommable, qui est l’au-delà de l’image, et même l’au-delà de la représentation.

L’informe n’est même pas difforme, car le difforme est encore forme, il est simplement forme-autre. L’informe est forme absolument autre, forme sans forme, et là, tout nous manque, sauf un mot indicatif: l’informe. Les Allemands ont un terme, Abgrund, abîme, le sans fond. La beauté monstre est la beauté mise en abîme, la beauté sans forme et sans fond. Drôle de beauté, dont on ne peut rien dire, qu’on ne peut pas décrire, car elle échappe au principe de raison, qui est le Grund der Vernunft, le fondement de la raison / la raison du fondement… C’est là dessus que joue par exemple The Thing de John Carpenter (1982), dont on ne voit que les métamorphoses, pire, les métastases. Le défi, c’est de parvenir non pas à exhiber, mais simplement à indiquer et à faire deviner, malgré tout, ce qui résiste à la représentation.

Et nous avons déjà des noms, c’est vrai: l’informe, la confusion originaire, la soupe originaire, le brut absolu, le chaos (qui est l’au-delà, mieux, l’en-deçà de l’ordre et du désordre, du beau et du laid) — les Grecs ont vu cela (Hésiode, avant Nietzsche), la chôra comme matière originaire chez Platon, et sans doute aussi les Ténèbres du Néant, le Tohu-bohu de Chouraqui, d’où Dieu fait sortir la création ex nihilo, et aussi Yahvè / Jéhovah, qui est l’“innommable”, et aussi l’“intérieur” d’un trou noir en astronomie, la Chose (l’achose) chez Lacan-6- … On peut chercher cette source indicible, cette origine ineffable (et seulement pensable) dans d’autres récits mythiques des religions et des croyances, il y en a à foison: l’idée c’est que, avant la forme de l’être et l’être de la forme, quelle qu’elle soit, cette forme, il y a l’informe. L’être, c’est donc trois fois rien, comme dirait Raymond Devos, c’est juste la petite différence qui, sortie de l’identité comme égalité avec soi-même (chaos = chaos), engendre ensuite une identité riche de tous ses possibles. Donc pas de quoi faire le fier, le tatoué, c’est ce que nous dit l’expérience de la contingence.

Cette beauté monstre est une constante, un invariant (et pas un “nain variant”, ce n’est pas un nain qui varie…) de la rêverie imaginaire, rationnelle et symbolique des hommes.

C’est ce qui fait que cette beauté monstre n’est pas “une beauté”, comme on dit d’une nana au physique ingrat qu’elle n’est pas canon. Au Lycée, en Terminale, on avait appelé une fille au visage plus qu’ingrat (disons… ingrat double): “nirvana”. Elle l’a su, elle a cru que c’était synonyme d’extase, mais on l’a détrompée, cela voulait juste dire: “extinction du désir”. Cet âge est sans pitié. Le nirvana, tiens, voilà une beauté monstre de plus…

La caractéristique de la beauté monstre est donc bien celle-ci: la beauté de l’indifférencié, qui s’annonce, qui vient d’on ne sait où, et qui avance, d’où la menace suprême et l’angoisse. C’est le comble de la démesure.

Il y a un philosophe, avant Nietzsche et son Dionysos, qui a voulu penser cette limite, c’est Kant, avec sa théorie du sublime.

Kant, dans le § 59 de la Critique de la Faculté de Juger, dit que c’est le Beau qui est le symbole de la moralité. Le beau, c’est-à-dire la mesure, l’harmonie, la règle, la norme, les proportions — comme dans la beauté classique grecque.

En fait, il y a quelque chose d’étrange dans cette définition de la moralité. Il est en effet curieux que Kant n’aille pas plus loin, alors qu’il pense la loi morale universelle (dont l’analogue est “le ciel étoilé au-dessus de moi”-7- ), l’impératif inconditionné du devoir. Peut-être effrayé par l’horreur de cette vérité — en fait, par son impraticabilité. C’est bien, en effet, le sublime qui est le vrai symbole de la moralité.

Pour nous, ici, c’est le sublime qui est le symbole et la vérité sans fond de l’humaine condition. Nous passons de la moralité à l’ontologie. Le sublime est la mesure (la norme) sans mesure de toute grandeur et de toute démesure, il est la mesure de l’incommensurable-8- . C’est pour cela que le remplissement idéal de son intuition est l’infini (positif, comme pour Dieu) ou l’indéfini, comme pour le Chaos. Le sublime, c’est le mouvement, l’émotion de deux affects inverses. D’abord l’expérience de l’abaissement, de l’écrasement, de l’humiliation (Hemmung), puis l’expérience de la relève, de la remontée (Ergiessung), du dépassement — comme dans une cathédrale — sauf que la cathédrale nous protège de l’informe ou de l’absolu divin par sa forme même.

Moralité.

Alors, si on y regarde d’un peu près, chacun de nous l’a certes échappé belle. Nous aurions pu être autrement que nous ne sommes, nous aurions pu naître monstres. Monstres formés, informés. Nous ne sommes qu’à peu près normaux. Etre normal, dit Freud, c’est apprendre à aimer et à travailler. L’important, c’est “apprendre”. Voilà de quoi satisfaire ce qui reste de notre narcissisme.

Mais il y a autre chose, et là, le Narcisse se met à douter. Nous aurions pu aussi ne pas être, ne pas naître — et ne pas être tels que nous sommes. Et le monde ne s’en serait pas porté plus mal. Parfois. Peut-être. On ne sait pas. Capra a fait un film admirable là-dessus, It’s a beautiful life (La vie est belle), avec James Stewart. “Il s’en fallait de peu, mon cher”, comme dit Brassens…

Et comme on ne peut plus remonter dans la régression vers l’origine, puisque la vraie beauté monstre est indicible, c’est un truc, un bidule, un machin-chose en deçà du phénomène, allons vers la question de l’accommodation. Accommodons notre regard, portons-le sur notre être, notre être singulier, ce “trois fois rien” qui sourd du chaos informel. Regardons-y de près, au plus près.

Les ennuis commencent, car ce qui nous apparaissait comme de la beauté se défait brusquement. Embrasser quelqu’un les yeux ouverts, c’est avoir le nez sur les défauts de la peau, sur un paysage imprévu et déroutant, quelque chose de volcanique… Comme si la perception de loin, dans la généreuse abstraction idéalisait et cristallisait à la manière stendhalienne, et que tout d’un coup on découvrait l’affreuse réalité des choses et des surfaces. L’apparition du “monstreux” est bien une question d’accommodation du regard, qu’il soit regard sensible (du corps) ou regard intelligent de l’esprit.

La conclusion s’impose alors, si l’on pousse ce processus d’accommodation à son terme, jusqu’à parvenir à la forme individuelle et particulière: chacun d’entre nous est un monstre riche de sa beauté monstre, du sublime de son existence, de sa sortie du néant, de sa naissance, parce que nous sommes singuliers, absolument singuliers, et que ce qui nous distingue des clones, c’est que nous avons chacun notre histoire singulière: notre différence se conquiert aussi dans la temporalité de la vie. Ma singularité temporelle propre est déjà à elle seule un universel, c’est une vérité éternelle (personne ne viendra m’enlever ça…). Chacun de nous est donc un anormal qui s’ignore. Là est la démesure, l’hubris, la violence.

Voilà pourquoi le monstre, à la fois réalité, fiction et symbole, donne à penser.

Et cette pensée a une forme: comment moi, trois fois rien et parfois moins que rien, puis-je être? Comment un Choulet est-il possible? A quoi Dieu (ou la Vie, ou Dionysos), a-t-il pensé quand il a créé ou produit Choulet? C’est sans doute ce qui prouve qu’il n’y a pas de Pensée ou de Raison originaires… Quand on y pense un peu c’est effrayant, effroyable. C’est Cézanne qui dit: “c’est effrayant, la vie” — version existentielle de “l’inquiétante étrangeté” chez Freud.

Et ce constat est logique, puisque la réalité dépasse la fiction: ce qui est toujours incroyable, c’est la vérité. Ici, c’est une vérité de fait: je suis, j’existe et je suis tel et tel. Rien d’autre à dire. Ma beauté monstre est unique en son genre, donc parfaite. Je suis une transgression en puissance, vécu que je suis par le conflit entre le désir et la loi, entre l’imaginaire et le symbolique.

C’est une vérité éthique, car la seule vérité dont on peut parler, c’est celle de la forme, y compris de celle du monstre. Wittgenstein a raison: éthique et esthétique ne font qu’un-9- .

Philippe Choulet.