Interview de Max-Emanuel CENCIC

Les abonnés de l’Opéra national de Lorraine découvrent Max-Emanuel Cencic en 2008. Il tient alors le rôle de la Sposa dans le Sant’Alessio de Stefano Landi. Il revient ensuite dans le Messie de Haendel puis se produit en récital dans le cadre des concerts commentés. La saison dernière, il est Ruggiero dans l’Orlando Furioso de Vivaldi dirigé par Jean-Christophe Spinosi et c’est dans le rôle du Prince Orlofsky que le public de l’Opéra l’a retrouvé cette année.

Mô Frumholz (MF). Max-Emanuel Cencic, on vous présente souvent comme ayant une personnalité extravagante et aimant la provocation… Il est vrai que vous n’hésitez pas à sortir des sentiers battus de votre catégorie vocale, osant aussi bien le Prince Orlofsky qu’un récital Rossini, mais est-ce pour autant de la provocation et de l’extravagance ?

Max Emanuel Cencic (MEC). Provoquer, cela peut m’arriver quelquefois mais c’est vraiment exceptionnel. Je ne cherche pas le scandale pour le scandale, je ne cherche pas non plus à attirer l’attention sur moi par des comportements défrayant la chronique, comme le font certains metteurs en scène dont le projet est de provoquer par tel ou tel choix de mise en scène.

Il n’y a rien de tel ni dans mon attitude ni dans mes choix artistiques. Je choisis en fonction de mes goûts et de mon art. Je trouve que les choses que je fais sont parfaitement normales, c’est tout simplement ma façon de sentir et de ressentir la musique, d’être artiste.

Je pense que ce sont les gens qui vivent certains de mes choix comme des provocations. Pourtant, ce n’est pas le cas, ce que je choisis de chanter, les rôles que je choisis d’interpréter, je les choisis parce que c’est ce que j’aime chanter, ce dans quoi je me sens à ma juste place.

MF. Vous me disiez tout à l’heure que vous avez toujours eu le sentiment que les autres vous trouvaient bizarre au point que vous vous êtes demandé à une époque s’ils n’avaient pas raison …

MEC. Oui, depuis tout petit je passe aux yeux des autres pour quelqu’un de bizarre. J’ai commencé dans la bizarrerie quand j’étais enfant avec ce grand amour pour les voix de soprano et j’ai chanté tous les airs que les sopranos interprètent, c’est un comportement un peu curieux pour un petit garçon de 6-7 ans que d’avoir ce besoin, cet amour du chant. Les autres enfants étaient intéressés par le football, moi pas du tout.

MF. Vous évoquez votre enfance et votre amour pour la voix de soprano, il est donc vrai qu’à l’âge de 5 ans vous chantiez avec une voix rayonnante et cristalline le rôle de la Reine de la nuit de La Flûte enchantée de Mozart, à Zagreb, votre ville natale. Comment avez-vous pu interpréter ce rôle si jeune ?

MEC. J’ai auditionné pour cela, oui. Ma mère chantait dans une opérette et, après ce spectacle, j’ai eu tellement envie d’être en scène que j’ai demandé au metteur en scène s’il pouvait m’auditionner dans la foulée. Sur le coup, il a refusé parce qu’il était déjà très tard et puis finalement il a accepté et on a remis un piano sur la scène et j’ai fait l’audition. Il a été très étonné et il m’a proposé de suite de participer à une émission qu’il faisait pour les enfants et qu’il produisait pour la télévision. C’est la première fois que j’ai chanté, j’avais 5 ans. Je n’ai chanté que les coloratures des airs de la Reine de la Nuit, j’étais trop petit pour me souvenir du texte en allemand, je ne parlais pas allemand du tout. Le DVD, que j’ai fait il y a deux ans, propose un reportage d’une heure sur ma carrière, mon parcours, ma vie et on peut y entendre ce premier enregistrement….

MF. Je suppose que c’est un très bon souvenir pour vous ?

MEC. Oui, c’est mon premier souvenir et vous voyez que ce qui était en jeu déjà à cette époque, c’était le plaisir de chanter, j’avais la volonté de parvenir à réaliser ce désir. Mes parents, eux, essayaient de me faire changer d’avis, ils trouvaient que c’était un peu fou, que c’était trop pour moi, mais moi je n’en démordais pas, je voulais à tout prix y arriver et je l’ai fait. (rires)

MF. Mais pourtant vos parents étaient dans le milieu, votre mère chantait et votre père était chef d’orchestre je crois ?

MEC. Oui d’ailleurs, petit, je suis resté pendant deux ans quasiment à temps plein à l’opéra. Le matin et l’après-midi, j’assistais à toutes les répétitions et le soir je regardais toutes les représentations, parce que je préférais être là que d’être au jardin d’enfants où je m’ennuyais et où j’avais peur de la réaction des autres enfants. Je trouvais moi-même un peu bizarre, cet amour que j’avais du chant. Mais pour les autres enfants de mon âge, c’était franchement incompréhensible. Ils étaient agressifs à mon égard, parce que j’étais différent d’eux. C’est pour cela que je refusais d’aller au jardin d’enfants…L’opéra était pour moi un grand jardin de jeux. Le matin je regardais les répétitions et il m’arrivait de critiquer la façon dont le metteur en scène faisait sa mise en scène, je ne la trouvais pas logique. J’énervais d’ailleurs ma mère avec toutes mes remarques, je donnais mon avis aussi sur les costumes, ce que j’aimais, ce que je n’aimais pas, j’avais également un avis sur les décors…J’étais ami avec toute l’équipe, j’allais également dans l’atelier de couture où je faisais des dessins pour les costumes…J’étais déjà dans la production d’ouvrages, je m’imaginais metteur en scène, décorateur, scénographe…

MF. Et maintenant encore, c’est quelque chose que vous envisagez ?

MEC. Non. Quelquefois, j’imagine certains décors ou certaines mises en scène mais je n’ai pas du tout en projet de faire des mises en scène ou des décors. Ce sont vraiment des métiers très complexes qui demandent une formation. Maintenant, je suis chanteur et c’est déjà beaucoup de travail…

MF. Le chant pour vous c’est très important, ce n’est pas quelque chose que vous envisagez d’arrêter ?

MEC. La vie est étrange, on ne peut pas savoir ce qui va se passer dans le futur mais pour l’instant, ce n’est pas au programme…

MF. Pourtant vous avez arrêté de chanter pendant quelque années, pourquoi ?

MEC. C’était important pour moi de me donner du temps pour penser à mon avenir et aux choix que je voulais faire. Mais il y a d’autres raisons à cet arrêt.

Il faut savoir qu’entre 10 et 15 ans, j’étais dans la maîtrise des petits chanteurs de Vienne. Je chantais environ 20 concerts par mois, ce qui était énorme… En Autriche, les enfants scolarisés dans une école classique ont deux mois de vacances par an, nous faisions le programme en six mois et pendant quatre mois, nous étions en tournée dans le monde entier et nous faisions un concert chaque jour dans un autre lieu… c’est incroyable comme rythme, en plus nous travaillions le chant entre deux et quatre heures par jour voire plus en juillet/août , pour préparer la tournée…, c’était donc très intensif pendant 5 ans.

En plus, la guerre avait commencé en Croatie et mon père, qui était à l’époque le directeur de l’opéra d’Ojisek, ville qui a été bombardée, a disparu pendant un an…Je me retrouvais seul avec ma mère et ma sœur, sans ressource et sans aide possible de mes grands-parents puisque tous les comptes étaient bloqués. Il me fallait donc travailler pour pouvoir payer le coût des écoles privées dans lesquelles nous étions scolarisés, ma sœur et moi, elle à Londres et moi à Downside School…

Tout cela était trop pour moi et j’ai eu le sentiment à 19 ans de ne pas avoir pu profiter de ma jeunesse, de ne pas avoir même le temps de penser un peu à ce que je voulais faire de ma vie, d’être seulement dans ce cauchemar de devoir assumer le quotidien…

Finalement, je me suis rendu compte que je ne chantais plus pour l’art mais pour pouvoir survivre matériellement. Je n’avais pas d’autre choix. Les gens de l’opéra et de la musique baroque étaient très loin de la réalité de ce que je vivais, je ne me sentais absolument pas compris ni par les professionnels ni par le public bourgeois, riche, très surfait, prétentieux qui assistaient aux concerts… J’ai fini par ne plus supporter du tout cette ambiance et j’ai arrêté complètement de chanter…

MF. A ce moment là vous chantiez comme sopraniste ?

MEC. Oui et cela aussi était très difficile pour moi. Chanter comme sopraniste à cet âge de l’adolescence, relevait de la gageure. Déjà que les contre-ténors défrayaient la chronique avec leur drôle de voix mais alors qu’un jeune homme puisse chanter soprano, là c’était un véritable scandale, le public était choqué, le public ne comprenait pas

MF. Une fois de plus vous vous êtes senti mal compris, rejeté, voire méprisé ?

MEC. Oui, quelquefois méprisé. C’est vrai, c’était vraiment trop difficile pour moi de vivre tous ces rejets et incompréhensions. Cela a été très dur de gagner la reconnaissance du public. Je n’ai d’ailleurs pas vraiment réussi à l’époque à me faire connaître et accepter par le public parce que même les chefs d’orchestre spécialisés dans la musique baroque avaient un avis très réservé à mon égard et ne me donnaient pas de rôle. J’ai eu une proposition de la Deutsche Grammophon pour enregistrer la Résurrection avec un chef très connu, cela tombait bien, j’avais 17 ans et j’avais vraiment besoin de cet engagement. En plus, c’était le premier contrat qu’on me proposait. Je suis arrivé à Paris, j’ai auditionné pendant une heure et le chef a refusé de me donner le rôle de la voix de l’ange, il a préféré prendre une femme… C’’était toujours difficile de convaincre les gens de me prendre… Pour les Anglais, je chantais trop comme une femme, pour les Allemands j’étais trop bizarre, en France, c’était impossible d’espérer pouvoir chanter, non vraiment c’était trop compliqué. En plus, à 17 ans j’avais déjà à mon actif plus de 20 000 concerts, j’avais déjà chanté par exemple à Salzburg sous la Direction de Solti et voilà que maintenant il me fallait recommencer tout à zéro, faire mes preuves, passer ces auditions qui me stressaient. J’avais le sentiment d’être à la merci du bon vouloir d’un jury, d’être considéré un peu comme une chose qu’on décide de prendre ou de jeter et toujours ces remarques « oh, mais c’est quoi ça, non, c’est trop choquant, c’est mieux de prendre une femme ».

MF. Parce que dans le registre de sopraniste, vous êtes exactement dans le même registre qu’une femme ?

MEC. Oui, mais je ne chantais que des airs qui avaient été écrits pour des castrats, donc pourquoi pas…

MF. Quand vous dites « sopraniste », vous faites bien la différence avec un contre-ténor…

MEC. Oui, le contre-ténor, c’est un terme qui regroupe tous les hommes qui chantent dans l’aigu de leur tessiture, dans la voix de tête mais il faudrait distinguer entre alto, mezzo et soprano et moi je suis maintenant mezzo-soprano… Je trouve que ce serait beaucoup plus clair d’utiliser des termes comme « altiste », « mezzo-sopraniste » « sopraniste », mais bon ces termes ne sont pas utilisés dans le milieu, du moins pour l’instant…

Pour beaucoup de gens, cette voix de contre-ténor est toujours un peu un mystère. Beaucoup ne savent pas vraiment faire la différence entre un bon chanteur et un mauvais. Les gens ne savent pas non plus qu’il y a un répertoire très important aux 17e et 18e siècle pour ces voix et qu’un même chanteur ne peut pas chanter l’ensemble de ce répertoire. C’est la même chose pour la musique du 19e siècle, un chanteur pourra chanter Bellini, Rossini mais pas Strauss ou Wagner. Le répertoire du 17e siècle est complètement différent de celui du 18e siècle, il y a eu un grand développement de la technique de voix et du style au cours de ces périodes, on ne peut pas se contenter de regrouper toute cette musique sous le seul terme de musique baroque, comme s’il n’y avait qu’une seule façon de composer à cette époque-là. Le Rococo, par exemple, qui couvre une période entre 1750 et 1790, est un style bien précis, très souvent oublié d’ailleurs, et qui demande aux chanteurs de maîtriser une technique bien précise adaptée à cette musique. Le fait d’être contre-ténor ne suffit pas.

MF. Quelle est la raison de cette ignorance ?

MEC. C’est parce que ce répertoire est très peu mis en scène. En France les maisons d’opéra sont tenues de produire une fois par an un ouvrage baroque. Ce n’est pas le cas dans tous les pays, et lorsqu’il est décidé de choisir un opéra baroque, c’est toujours un Haendel, Jules César, ou pour changer de compositeur Poppée, alors qu’ il y a bien d’autres œuvres. Mais je ne veux pas critiquer davantage car je trouve la situation actuelle de la musique baroque bien meilleure que ce qu’elle était il y a seulement 10 ans en arrière. Il y a dix ans, c’était beaucoup plus difficile de trouver du travail, de trouver de bonnes productions, c’était vraiment affreux.

MF. La preuve avec la production de Sant’Alessio…

MEC. Oui. C’est grâce à William Christie qu’il y a un centre comme les Arts Florissants dont l’objectif est moins de contribuer à la notoriété du chef d’orchestre que de vraiment travailler à faire connaître le répertoire de la musique baroque au grand public, en France et dans le monde. Moi je trouve que c’est vraiment la chose la plus importante. Je viens d’un pays, l’Autriche, où les chefs d’orchestres oublient un peu trop qu’ils sont au service de la musique et du même coup ils oublient leur responsabilité sociale, faire découvrir cette musique au public et éduquer les gens. Ce qui me fascine justement avec William Christie, et je suis très fier de faire partie de cette compagnie et tout particulièrement de cette production, c’est qu’il ne perd jamais de vue cette éducation du public et, à notre époque où il y a toutes ces ouvertures sur les cultures des autres pays, c’est très important de montrer notre culture européenne. On ne peut pas seulement se contenter d’accueillir les autres cultures, il faut aussi faire connaître la nôtre, et Sant‘Alessio, la musique baroque, sont vraiment là pour témoigner de notre histoire…

MF. Dans Sant’Alessio, vous aviez le rôle de l’épouse, est-ce vous qui avez fait ce choix ? Auriez-vous pu chanter un autre rôle dans cet opéra ?

MEC. Dans cette production, j’ai eu la possibilité de choisir mon rôle, je trouvais ce rôle musicalement et dramatiquement très intéressant. Je me sens bien dans des rôles très forts, où il y a beaucoup d’émotion à faire passer, des rôles de personnages fragiles… Je trouve le rôle de Sposa un peu comme celui d’Ottavia dans Poppée. C’est une femme rejetée, peut-être ne se trouve-t-elle pas tellement jolie, elle doute d’elle-même…

MF. Cela vous renvoie-t-il à ce que vous avez vécu personnellement à certains moments de votre vie, ce doute, ce rejet ?

MEC. Oui, il y a toujours dans les rôles que l’on choisit un petit peu de sa vérité personnelle. Le théâtre est le jeu de la vie, le miroir de la psychologie de notre vie et je trouve que l’on ne peut pas jouer ou chanter quelque chose si on n’en a pas fait l’expérience dans la vie, sinon il n’y a pas cet ancrage du rôle dans le vécu…

MF. Vous disiez dans un autre entretien que nous avons tous un point faible et que l’art consiste justement à l’apprivoiser. Pour vous, chanter est-ce aussi travailler sur un manque, une faille ?

MEC. L’artiste lorsqu’il travaille est toujours un peu dans un combat avec lui-même, il doit toujours s’interroger sur ce qu’il fait, il n’est pas satisfait de ses productions mais il lui faut accepter, malgré tout, ses imperfections pour pouvoir progresser. C’est comme le peintre ou l’écrivain, ils sont toujours en recherche d’inspiration, c’est parfois douloureux, c’est toujours une quête, celle de la perfection ou celle d’un équilibre dans lequel on se trouve bien…

MF. Vous arrive-t-il d’être satisfait certaines fois ?

MEC. Oui, maintenant je trouve que je suis arrivé à un point où je me sens bien comme mezzo-soprano, j’ai trouvé mon répertoire, oui c’est beaucoup mieux maintenant …

MF. Finalement vous avez quitté le répertoire de sopraniste uniquement à cause de l’image négative que les gens vous renvoyaient parce que vous auriez pu continuer à chanter dans ce répertoire…

MEC. Ce n’est vrai qu’en partie comme je l’ai expliqué plus haut mais ce qui est drôle, c’est que depuis que j’ai fait ce choix de chanter mezzo-soprano mes rapports avec le monde du baroque ont totalement changé. Ceux qui ne me proposaient aucun rôle m’en ont proposé depuis, que je n’ai malheureusement pas pu honorer parce que j’étais déjà engagé par ailleurs, j’en compte même certains parmi mes fans… Mais ce qui est intéressant dans cette affaire, c’est de voir combien la vie peut changer quand soi-même on réussit à changer sa façon de voir le monde et la vie…

MF. En fait, c’est vous qui avez accepté de changer…

MEC. Oui, parce que je me suis dit que si je voulais que le monde change autour de moi, il fallait que moi je change et c’était finalement la bonne solution, enfin…

MF. Je ne comprends pas très bien le pourquoi de ces réactions de rejet quand vous chantiez sopraniste.

MEC. Vous savez, il y a aussi une question de goût… Certains chefs n’aiment pas les voix de contre-ténor et certains les choisissent seulement pour les rôles où il faut avoir une voix moche (rires). D’autres chefs ont aussi des idées fixes et veulent uniquement tels ou tels chanteurs dans tel rôle. C’est comme cela, il faut l’accepter et simplement remettre chaque chose à sa place…

MF. Maintenant vous ne ressentez plus ce malaise de la part du public ou du monde lyrique quand vous vous produisez ?

MEC. Beaucoup moins, et puis comme j’ai maintenant enregistré différentes oeuvres, participé à beaucoup de productions, je commence à être connu, cela facilite les choses et les gens me considèrent comme un artiste sérieux…

MF. Ce n’était donc pas le cas avant ?

MEC. Non, j’étais très jeune et en plus je pense que je suscitais aussi la jalousie de certains collègues plus âgés déjà engagés dans leur carrière…

MF. Je me demande aussi par rapport à tout ce que vous avez vécu d’incompréhension si ce n’est pas cette voix même qui dérange les gens, parce qu’elle est émise par un homme et que lorsque l’on est un homme on ne chante pas avec une voix de femme…

MEC. C’est vrai. C’est une réaction assez classique. Un homme qui chante en voix de tête est automatiquement suspecté d’être homosexuel, c’est la même chose pour les danseurs…, ça fait partie des préjugés. C’est aussi à mettre en relation avec la manière dont la société aborde cette question de l’homosexualité et la façon dont la télévision s’en fait l’écho. Dans les années 90, il a été beaucoup plus question d’homosexualité, du moins en Autriche et en Allemagne, que dans les années 80 où c’était un thème très tabou. Les choses ont changé dans les années 90 également avec l’apparition des chaînes privées. Du coup, comme ce tabou était levé, les gens n’étaient plus centrés sur cette question de la sexualité lorsqu’ils entendaient des voix de contre-ténor et portaient enfin un jugement sur la qualité artistique du chanteur. C’est cela qui m’importe de la part d’un public, qu’il s’intéresse à ma voix de chanteur plutôt qu’à ma sexualité, ma nationalité ou la couleur de ma peau… tout cela n’est pas important…

MF. Vous semblez très sensible à toutes ces questions de différence…

MEC. Oui parce que je suis un mélange, mon père vient de Slovénie mais sa famille est italienne, ma mère est hongroise, je suis né en Croatie, j’ai grandi en Autriche et en Angleterre. Je ne revendique aucune nationalité. Cela me rend malade quand les gens commencent à me poser la question de ma nationalité, ce qui m’est arrivé plusieurs fois lorsque j’étais invité à chanter ici ou là… C’est douloureux pour moi, parce que, d’une certaine façon, j’ai été un peu une victime de ces questions ethniques avec cette guerre stupide en Yougoslavie qui a affecté tellement ma vie… C’est quoi la nationalité ? On peut changer de papiers d’identité… et qui peut prétendre aujourd’hui qu’il est anglais ou français de souche ? Tout le monde a toujours une grand-mère ou un grand-père qui vient d’ailleurs. Chacun d’entre nous est le fruit d’un mélange…

MF. C’est ce qui fait la force des êtres humains d’ailleurs. Toujours sur cette question de différences ethniques ou culturelles, on peut évoquer le cas des chanteurs noirs américains qui n’avaient pas le droit de chanter sur les scènes des opéras. La célèbre contralto Marian Anderson a dû se battre pour monter sur la scène du Metropolitan. Vous-même avez rencontré le premier ténor noir américain, George Shirley, à avoir été autorisé à chanter sur la scène du Metropolitan Opera. Il a été votre professeur. Pouvez-vous nous parler un peu de cette rencontre ?

MEC. Avec George Shirley, nous avons été très vite sur la même longueur d’onde. Il a tout de suite compris ma situation, c’était très bien pour moi de rencontrer une personne comme lui…

MF. C’était peut-être la première personne qui vous comprenait ?

MEC. Peut-être, oui… je l’ai rencontré au moment où je me demandais si j’allais reprendre le chant et il m’a encouragé à le faire, il m’a redonné beaucoup confiance…

MF. Vous avez aussi travaillé avec votre maman, vous parvenez à conserver votre agilité vocale en voix de tête après la mue, grâce à la technique que vous transmet votre mère, Silvia von Vojnic-Purcar…

MEC. Oui mais le problème pour moi, c’était de pouvoir m’émanciper. J’avais été un enfant prodige avec des parents professeurs de musique, ce n’est pas si simple dans ces conditions de devenir un artiste autonome. Je ne voulais pas faire ma carrière avec mes parents à mes côtés en permanence, comme le font certains artistes… Voilà pourquoi il n’était plus possible pour moi de travailler avec ma mère…

MF. Au demeurant, est-il plus facile pour un contre-ténor de travailler avec une femme ?

MEC. Ce qui compte, c’est la sensibilité du professeur de chant. Des chanteuses soprani ont été formées par des ténors ou des basses. Peu importe donc du moment que le professeur est compétent en technique vocale…

MF. L’idée qu’il puisse être important pour un élève, surtout débutant, d’imiter un modèle donné par le professeur est donc une erreur ?

MEC. Il ne faut pas imiter un autre chanteur, ce n’est pas bien. Il faut trouver sa propre voix/voie. C’est ça qui est important. L’imitation, par contre, c’est très dangereux, c’est une très mauvaise chose, parce que chaque chanteur, et même les grandes stars, ont des défauts, des faiblesses. Si on imite quelqu’un, on va ajouter à ses défauts personnels ceux de la personne imitée et là c’est un cauchemar…

MF. Est-ce qu’il vous arrive de chanter certaines fois en voix de poitrine ?

MEC. Non, je ne peux pas, j’ai essayé à 23 ans de chanter comme un ténor mais ce n’était pas possible… parce que mes muscles vocaux ne sont pas suffisamment entraînés pour produire des sons de poitrine, c’est trop doux, c’est comme si une femme voulait chanter comme un ténor, ça ne marcherait pas, il n’y aurait pas de projection possible dans ce registre…

MF. Pourtant certains contre-ténors chantent quelquefois également en voix de poitrine. Certains se produisent même, au cours d’un même récital, alternativement comme contre-ténor puis comme baryton. Qu’en pensez-vous ?

MEC. Oui, il y a quelques phénomènes comme cela, j’en connais un qui peut chanter ténor et soprano. Mais c’est rare, ce sont les exceptions et il faut ajouter que celui auquel je pense est bien meilleur comme ténor que comme soprano (rires). Il ne suffit pas simplement de changer de registre et de se croire parfait dans les deux… Si l’autre registre est tout à fait quelconque, que peut-on faire avec cette voix, chanter à la messe ? Moi, je préfère rester dans un seul registre et travailler pour que mon chant soit le mieux possible dans ce registre…

MF. Philippe Jaroussky dit de sa voix qu’elle garde quelque chose de l’enfance. Ressentez-vous la même chose ?

MEC. Non.

MF. Votre voix d’enfant est définitivement perdue et apparemment vous ne la regrettez pas trop…

MEC. Non, parce que je trouve que ce que je fais maintenant est beaucoup mieux que ce que je faisais quand j’étais enfant. A l’époque j’avais souvent l’impression que je n’étais pas capable de m’exprimer musicalement et d’interpréter ce que je voulais dire. Maintenant, je suis arrivé à un point où je peux dire que je parviens à m’exprimer musicalement comme je le souhaite…

MF. On peut donc conclure que vous êtes un artiste heureux et en paix avec lui-même …

MEC. Oui, définitivement. Je suis un esthète, j’aime le beau, je n’aime pas faire ce qui n’est pas esthétique. Ce qui pour moi a toujours compté, c’est le plaisir du chant. J’ai envie de chanter pour ceux qui m’aiment tel que je suis.

MF. Nous avons commencé cette interview par une question portant sur le thème de la provocation et de l’extravagance. Après ce long entretien que vous m’avez gentiment accordé, il apparaît clairement qu’il serait beaucoup plus juste de parler, à votre propos, de votre souci d’être en accord avec vous-même, d’être au plus près de vos exigences d’homme et d’artiste… Vous avez fait le choix de l’authenticité et de la fidélité à vous-même et à votre art, c’est suffisamment rare pour être souligné et je vous en remercie.