OMBRES PORTÉES

A mon grand-père Jean-Louis Burtin et à ma grand mère Jacqueline Burtin

J’ai choisi de vous présenter un tableau d’Emile Friant (1863/1932) qui s’intitule Ombres portées. Ce tableau se trouve à Orsay depuis trois ou quatre années maintenant. C’est une huile sur toile qu’il a réalisée en 1891. Elle mesure 116 cm de haut sur 67 cm de large.

Friant a présenté ce tableau avec trois autres œuvres au Salon de la Société nationale des Beaux-arts et il le place en tête de son envoi, ce qui montre tout l’intérêt qu’il porte à cette œuvre.

Le tableau présente un couple. Ce n’est pas la première fois que Friant peint des couples. Vous avez tous en mémoire l’idylle sur la passerelle, appelé également « les amoureux » et dont vous a parlé avec beaucoup de pertinence et de sensibilité Philippe Choulet ici même le 14 février 2011.

On y voit deux personnages, un homme et une femme, appuyés sur la rambarde du pont de Malzéville, ils sont peints de dos. Leurs visages sont tournés l’un vers l’autre. En arrière plan, la rivière, les arbres, un petit pont en pierre cette fois, quelques maisons, la lumière du jour, l’extérieur, la nature à la fin de l’été, du vert, du roux, du rouge, une palette de couleurs variée.

Dans Ombres portées, rien de tel. Un couple qui nous fait face et rien d’autre. Il est placé devant un mur revêtu d’un papier peint beige rosé, au motif discret. Nous sommes à l’intérieur, dans une pièce, la lumière est artificielle, éclairage au gaz ou peut-être électrique, puisqu’en 1891 la fée électricité a déjà fait son apparition. La source de lumière, en tous les cas, est placée en bas et dirigée vers le haut.

Pas d’arrière plan, pas de décor, rien d’autre n’est offert à la vue que ce couple, ce couple et son ombre.

L’homme assis, peint de trois quarts, regarde la jeune femme qui se tient debout à ses côtés, légèrement derrière lui. Leurs deux corps se font face.

Leurs visages sont peints avec une extrême précision comme c’est très souvent le cas chez Friant. Ils sont placés au centre de la toile, sur une même diagonale, chacun d’un côté de la ligne verticale qui divise le tableau en deux, chacun occupant un quart du cercle imaginaire que l’on peut tracer autour de leurs deux têtes, le visage de la femme surplombant légèrement celui de l’homme.

Le lieu d’où l’on regarde ainsi se dédouble, la toile se donne à voir à la fois de manière frontale, on pourrait dire depuis l’extérieur du tableau et l’œil peut alors rassembler les deux visages dans un médaillon circulaire mais également depuis l’intérieur de la toile. Il suffit pour cela que l’œil endosse le regard de l’homme, le spectateur passe alors dans la toile et prend le point de vue de l’homme. Il regarde la femme dont le visage et surtout le regard se détournent. Que ne veut elle pas voir, que ne veut elle pas montrer ou au contraire que nous indique t-elle, en tournant ainsi ostensiblement la tête ? Impossible en tous les cas de voir la scène à travers son œil à elle. La direction de son regard pointe un ailleurs pour l’instant insaisissable et, bien que fixée sur la toile, la femme semble vouloir s’en évader.

Le visage de l’homme, plutôt arrondi et au teint un peu sanguin est présenté de profil, ce qui accentue encore l’intensité du regard qu’il adresse à la femme, insistance et empressement par trop appuyés faisant remonter le fard à ses joues.

L’homme, ou chacun d’entre nous, selon le point de vue qu’il adopte face à cette toile, regarde intensément la femme, il ne la quitte pas des yeux. Les sourcils levés, le front plissé, il l’implore et tient entre ses doigts, une de ses mains qu’elle semble lui avoir abandonnée.

Mais ce n’est pas la main tendre des grandes amoureuses. Aucune langueur dans cet abandon.

La femme, elle, toute en retenue, évite le regard de l’homme, elle détourne ses yeux vers le sol. Son regard est plongeant et suit une ligne opposée à celle que l’on pourrait tracer et qui relirait le regard de l’homme à celui de la femme.

Son visage de forme ovale est présenté de face, légèrement incliné vers la gauche.

Il contraste très nettement avec celui de l’homme. Friant lui choisit des couleurs plus froides, tirant sur le bleu et lui donnant un aspect de transparence laiteuse, soulignée encore par la présence d’une voilette. Une légère touche de rose teinte ses joues et fait écho au discret ruban rouge du chapeau. Cette femme est inatteignable, perdue dans un ailleurs de rêverie mystérieuse, absente.

Absence que l’on retrouve étrangement dans le silence des couleurs indéfinissables du mur que Friant choisit de laisser presque vide dans la partie supérieure droite de la toile. De part et d’autre de la diagonale qui traverse le tableau de droite à gauche se délimitent ainsi deux espaces picturaux triangulaires, symétriques et inversés, celui des corps d’une part où la palette de couleurs oscille entre le noir bleuté et le marron foncé, couleurs de terre, de matière qui se fondent dans un camaïeux et fusionnent les corps des deux personnages, les rendant, comme inséparables, et celui des visages de l’autre. De ce côté la palette s’allège pour ne garder presque que l’écho de la lumière.

Mais je ne vous ai décrit jusqu’à présent qu’une infime partie de la toile, celle consacrée à la représentation du couple

et j’ai passé sous silence la plus grande partie du tableau, sans doute la plus essentielle, celle qui fait de cette toile une énigme, j’ai passé sous silence ce qui saute aux yeux lorsque l’on découvre cette toile, j’ai passé sous silence la part de l’ombre.

A la simple vue de ces montages, on se rend compte de l’importance et du rôle que prennent les ombres dans cette toile. Ce sont de véritables matrices, elles enveloppent les corps et mettent en scène les personnages, leur imprimant, ou non, dynamique et mouvement, elles organisent la spatialisation de la toile en plusieurs épaisseurs et rythment sa temporalité.

A la simple vue de ces montages, on se rend compte de l’importance et du rôle que prennent les ombres dans cette toile. Ce sont de véritables matrices, elles enveloppent les corps et mettent en scène les personnages, leur imprimant, ou non, dynamique et mouvement, elles organisent la spatialisation de la toile en plusieurs épaisseurs et rythment sa temporalité.

Faisons un bref retour sur l’éclairage en contre plongée et comparons les trois diapositives suivantes

Comme le dit Philippe Bousquet sur son site artifexinopere.com, il semblerait bien que Friant ait distendu volontairement l’ombre de la femme.

cette diapositive nous donne à voir la juste proportion des ombres résultant de ce type d’éclairage. En effet, les lois de l’optique voudraient que l’ombre de l’homme soit plus grande puisqu’il est placé plus loin du mur que la femme et que l’écart entre les ombres des têtes des deux personnages soit moins important qu’entre les têtes elles-mêmes. Or c’est exactement le contraire qui est montré sur le tableau. L’ombre de la femme est agrandie de façon importante et l’écart entre les ombres des têtes est plus important qu’entre les têtes elles-mêmes. C’est très net lorsque l’on superpose les deux diapositives.

Friant a certainement de bonnes raisons pour jouer ainsi (ou se jouer des) avec les lois de l’optique. Cette ombre démesurément allongée et qui se découpe dans le prolongement de la tête de la femme, renforçant la diagonale évoquée précédemment, place la dynamique et le mouvement du côté féminin. Elle entraîne dans son élan l’ensemble de la toile, vers un point de fuite, une ouverture, situé dans l’angle gauche du tableau : peinture quasi fantastique, jouant sur l’ombre et la lumière et faisant apparaître à la faveur de ses distorsions l’insoutenable légèreté de l’être, le parfum subtile de l’essence féminine. Enveloppée de son ombre, comme drapée dans un épais manteau de velours, la femme occupe toute la moitié gauche de la toile.

Cet effet est renforcé encore par la direction du regard de l’homme et également par la rupture que provoque le regard plongeant de la femme, déjà évoqué plus haut, et qui vient couper cette diagonale et en créer une autre allant dans la direction opposée, parallèle à l’axe dans lequel se trouve l’homme.

Ce regard plongeant délimite un nouvel espace en forme de triangle isocèle, et dont la base est le bord gauche du tableau. C’est vers cet espace que le regard de la femme se tourne, vers l’ombre qui s’y profile, cette part de soi qu’on ne voit pas, cette part de nuit que l’on traîne avec soi comme le dit si bien Jean-Yves Masson, cette part de soi qui longtemps échappe parce que l’on choisit de l’ignorer, cette part de soi que certains vont aller jusqu’à vendre, Peter Schlemihl, l’épouse de Barak dans la Femme sans ombre et bien d’autres encore, cette part de soi qui nous rend humain.

L’ombre, la part tant convoitée par le Diable, l’ombre qui si elle est perdue, divise et nous met au ban de la société humaine.

On comprend mieux maintenant pourquoi la femme regarde ailleurs et ce qu’elle y cherche. Elle veille sur son ombre, comme son ombre veille sur elle. Elle cultive ce lien avec son double, elle le peaufine car elle en a pris toute la mesure, toute l’importance. Sans ce double de proximité, comme le nomme Clément Rosset, pas de réel, pas d’existence réelle. L’ailleurs du regard de la femme n’est en fait que ce retour à elle-même, prise de conscience de ce qui se joue dans sa vie, de ce qui se joue dans la vie. La femme donc s’absente des tracasseries futiles, elle quitte la scène, se met à distance. Contrairement à son compagnon, elle ne cherche plus son image dans les yeux d’un partenaire, libérée de la quête de son reflet, libérée de ce narcissisme primaire, elle lâche la proie, l’illusion de tenir, de posséder, pour l’ombre, pour cette ombre portée, assumée, celle qui occupe presque toute la moitié gauche de la toile, celle qui fait d’elle une femme dans toute l’épaisseur de son être. Cette ombre nimbant sa tête, c’est cela qui la rend si légère, ce tissu de souvenirs, de vécus, d’expériences, tous ces ilots de peines et de douleurs mais aussi de joie repris et reprisés pour en faire le miel d’une vie. Comme disait ma mère « à toute chose malheur est bon ! », encore faut-il y être sensible à ces joies, à ces peines, oser les accueillir et savoir les usiner, les pétrir, les transformer, c’est toute l’alchimie du bonheur dont il est question ici.

 

Il apparaît maintenant très nettement que c’est l’ombre de la femme qui organise l’espace de la toile. Rien de menaçant dans cette ombre, bien au contraire. Non seulement de sa forme ovale, en amande, évoquant une mandorle, cette figure géométrique dessinée à l’aide de deux cercles (il manque ici une diapo) et symbolisant le passage de l’extérieur vers l’intérieur, elle sature la moitié gauche du tableau, mais en plus, elle franchit dans sa partie haute la diagonale pour flotter au dessus de l’ombre de l’homme, un peu comme une épiphanie (en grec apparition, manifestation). En architecture, la mandorle est utilisée à chaque fois pour exprimer un passage ou une porte. Enveloppée de son ombre, la femme indique à l’homme l’endroit de ce passage. L’ombre portée devient ombre portante. Aragon dirait « la femme est l’avenir de l’homme !».

Mais cet homme présenté ici, en proie à la naïveté de son désir, enfermé dans ses certitudes, dans cette candeur trop insistante, ne parvient pas encore à ne faire qu’un avec lui-même, à s’accorder à son double. La position dans laquelle Friant l’a placé ne lui permet pas de se trouver à l’aplomb de son ombre, pour lui l’ombre est encore déportée. Ses mains s’agrippent à la main de la femme et la tirent dans la direction opposée à celle de son propre regard. Il ne cherche dans le visage de l’autre que son propre reflet. L’homme n’est encore que la proie de l’ombre.

il croit pouvoir déposer un baiser sur les joues de celle qu’il aime, il oublie qu’il lui faudrait d’abord renoncer à la contraindre même gentiment, apprendre à l’écouter, à s’écouter, à écouter, à se souvenir, à être. Quel message pour nous qui sommes spectateurs si nous acceptons d’en passer par son regard.

Mais rassurons nous, l’homme est sur la bonne voie puisque son ombre est là qui veille elle-aussi, même imparfaitement assumée, même réduite, elle le rapproche de son but. Sans elle, voyez comme il en serait éloigné. Si on la faisait disparaître de la toile, l’effet de rapprochement, de rencontre serait totalement gommé.

Plus de passage vers l’autre, plus de passage vers soi.

Mais l’homme va parler, il prononcera peut-être les mots que Barak dit à sa femme à la fin de l’opéra La Femme sans Ombre de R. Strauss : « Ombre, ton ombre, elle me porte vers toi ! » et à ce moment là, l’ombre se transformera à ses yeux en un pont d’or.

C’est en tous les cas ce que nous donne à penser la toile. C’est bien l’ombre qui permet que le contact entre les deux personnages soit maintenu malgré tout. Elle nous indique qu’une autre scène se joue, en arrière plan, qu’une autre histoire est en train de naître dans cet autre espace, dans cet autre temps. L’ombre comme point de vue tiers, l’ombre comme ouverture dans cet espace clos de la pièce, comme balancement rythmique dans l’ici et maintenant de cette rencontre. L’ombre enfin comme avenir de cette relation à peine ébauchée.

Rien de triste dans tout cela. Car avec l’ombre, ce n’est pas vers la mort que l’on chemine comme on le croit trop souvent, mais bien vers l’avenir, un avenir qui se prépare au quotidien, qui se pense, qui s’invente, qui ne se laisse pas manger par l’ambition et les honneurs…un avenir qu’on est en droit de vouloir heureux à condition qu’il ne soit pas acquis en nuisant à autrui.

Alors il lui faut, à cet homme, poursuivre et reconnaître le chemin obligé de l’ombre, ce chemin que lui indique la femme et par lequel il pourra se réaliser, s’accomplir dans son humanité, chemin d’humilité peut-être. S’essayer encore et toujours à être un homme tout simplement.

Sans cette part d’ombre, ce tableau ne serait que le lieu anecdotique d’une jolie scène de genre.

Et sans cette part d’ombre, cette toile signerait, elle aussi, son inaccomplissement, elle ne donnerait à voir qu’une image extérieure coupée de sa réalité intérieure, une image désincarnée. Sans la part d’ombre, on resterait dans une esthétique de l’image. Avec Ombres Portées, on passe dans une esthétique du regard. Bergson serait content, Friant sait nous montrer ce que nous avions perçu sans nous en apercevoir.

Osons une ultime étape dans notre parcours, l’ombre comme métaphore de la création, comme questionnement sur son identité de peintre et renouons, pour conclure, avec l’intervention de Philippe Choulet.

On conviendra que peindre des ombres constitue bien un réel défi à la représentation. Comment donner à voir ce qui est par essence irreprésentable, ce qui n’a pas de forme, de consistance ? L’ombre relève-t-elle encore du réel ?

Picasso nous dit que ce qui est peint est l’alibi, le sujet, c’est l’artiste lui-même et son désir de création. Il est là le réel et toujours il résiste et toujours il échappe, et à l’épreuve du réel, ce sont toujours les preuves qui manquent, on le sait bien.

Alors, réel, réalité, réalisme, du trompe l’œil, toujours du trompe l’œil, parce que finalement, comme le dit Merleau-Ponty, la peinture ne célèbre jamais d’autre énigme que celle de la visibilité et l’ombre, au bout du compte, c’est la condition de cette visibilité. En disant l’absence, du même coup elle donne à voir.

Mô Frumholz