Parole de Marionette

En hommage à Jiri Trnka

 

La représentation que l’on se fait d’habitude de la Marionnette ne permet guère de supposer qu’on pourrait philosopher avec elle: elle passe pour être un jouet ou un art pour les enfants, pour les faibles d’esprit, les débiles, les arriérés et les retardés… Bref, la Marionnette serait un art secondaire, infantile, régressif, de pur amusement, fait pour la distraction et le divertissement. Voilà pour le préjugé.

Comme d’habitude, les illusions de la conscience ne permettent pas de bien comprendre la complexité de cet art, qui est ancestral, mondial et universel. Les préjugés sont volontiers amnésiques et ingrats. Et on oublie aussi que la Marionnette a une véritable actualité contemporaine, comme en témoigne la vivacité de la scène théâtrale à Strasbourg (le Théâtre Jeune Public), à Charleville (le Festival mondial de la Marionnette, l’Ecole nationale de la Marionnette), à Frouard (le Théâtre Gérard Philipe), à Paris, à Lyon, etc. L’opéra et la danse ont contribué à la culture marionnettique (la série des opéras de Mozart, à Vienne, ou bien L’amour des trois oranges, ou encore Pulcinella et Petrouchka, etc.). Cette actualité de la Marionnette n’est à vrai dire pas seulement artistique et esthétique, elle est aussi éthique et politique (nous sommes en période électorale…), et c’est par ça que je commencerai…

1. Qu’est-ce qu’un pantin?

1.1. Une des représentations de la Marionnette est celle du pantin. C’est là le ressort classique de la caricature: un vivant est manipulé par la main d’un autre vivant, d’une autre main, d’une autre volonté. Une main fait main basse sur une autre, elle a la main mise sur elle. C’était la hantise de Rousseau, d’éviter d’avoir à obéir à une volonté particulière — c’est ce qui le détermine à être le théoricien de la souveraineté du peuple… Cette manipulation exprime une pulsion d’emprise, dont les effets sont l’aliénation et la servitude. On peut se rapporter à trois exemples: 1° aujourd’hui, les dessins politiques satiriques concernant la Russie, avec le jeu Medvedev / Poutine, Poutine tirant les ficelles de la Marionnette Medvedev… 2° les nombreux montages photos de John Heartfield (années 1930) à propos de l’asservissement de Hitler au Capitaliste… 3° Le dessin animé de Jiri Trnka datant de 1966, La Main, The Hand, visible sur Internet (l’artisan potier contre la police politique tchèque…).

1.2. Pantin est une injure, ce n’est pas un hasard. Car c’est un automate, un concentré d’automate, c’est-à-dire un mécanisme. Un mécanisme, c’est un objet inerte qui ne dispose d’aucun principe interne de mouvement, qui n’a donc pas de mouvement spontané propre, un objet dont les diverses parties sont articulées (le pantin O’Cedar) ou qui est lui-même articulé au monde (un cageot, une valise, un galet peuvent devenir “marionnette”. Il faut donc que son principe d’animation soit ailleurs, dans une force extérieure. En tant que chose ou objet, la Marionnette est un mécanisme fait de volumes, de figures, de mouvements et de nombres (c’est la définition que donne le “mécanicien” Descartes du corps inerte, inaugurant par là les temps modernes de la science mathématique de la Nature, 30 ans après Galilée). Le corps ne serait donc qu’une mécanique agie et mue par des fils. On voit la métaphore pointer son nez: il y a les fils matériels, et il y a les fils immatériels, que sont la croyance, la foi, les passions (Platon use de cette métaphore pour dire comment sont déterminées les conduites des citoyens dans la Cité…).

1.3. Ce qui caractérise les conditions du mouvement de ce mécanisme, c’est le degré de liberté de jeu, en fonction du degré de contrainte: une porte ne peut s’ouvrir que s’il y a suffisamment de jeu pour qu’elle puisse se mouvoir sans se “dévergonder”, un piston dans un cylindre de moteur ou dans une seringue, l’articulation du genou (qui est réduite à un seul type de mouvement, d’avant en arrière, et limité par la rotule). Ce type de mouvement est instructif: il nous invite à poser le problème de la liberté humaine en termes de jeu à l’intérieur d’un système de contraintes (donc de formes de nécessité). Le pantin nous dit quelque chose que la liberté, qu’elle ne saurait être absolue et inconditionnelle. Ou plutôt, nous faisons dire quelque chose au pantin à propos de nous-mêmes (de notre volant de liberté), comme s’il était un miroir ou un révélateur. Nous ne disposons que de degrés de liberté (des différences de degré), et non d’une liberté absolue (pas de différence de nature). Ce qui veut dire que nous sommes plus ou moins machinés, plus ou moins mécanisés, plus ou moins déterminés, et que notre liberté est à ce prix.

1.4. En ce sens, le pantin est une assez bonne image de notre aliénation: il est chose inerte (on ne peut le dire mort, il n’a jamais vécu), pesante, mais il a en lui la puissance de donner l’illusion de la vie, sa “vie” est apparente et illusoire, justement en raison de cette disposition ludique (“ludique” et “illusion” ont même racine…). C’est ici qu’intervient le principe d’animation, dès lors qu’une volonté étrangère (un homme) le mettra en mouvement, ce qui lui permettra d’incarner le mouvement de la vie (ce que dit anima-tion: principe et processus d’injection du mouvement de l’âme).

1.5. Il y a donc ambivalence du pantin: en tant qu’objet, il est l’occasion de la magie de l’illusion de la vie — la magie, c’est la production d’effets avec dissimulation de la causalité —, mais cette magie peut être noire (aliénante) ou blanche (ludique). Ce que nous révèle la logique du pantin, ce sont deux extrêmes, la magie de la propagande (Poutine marionnettiste de Medvedev, les Guignols de l’Info) d’une part et la magie de l’art d’autre part (celle qui vise l’exactitude et la perfection du geste, telle qu’elles sont rapportées par Kleist dans Le Théâtre de Marionnettes, où le pantin partage la même exigence que l’animal — l’ours escrimeur — ou Dieu, laissant l’homme à ses à-peu-près, à son approximation, à son bricolage, à sa négligence…).

2. Parole et Liberté.

2.1. Reste que nous faisons parler les pantins — les pantins ne parlent pas. Nous leur donnons l’apparence du mouvement, de l’expression, d’un rôle social (Pulcinella, Petrouchka, Guignol, Puck), d’une parole (nous lui prêtons notre voix, ou une voix imitée). Le pantin “vit” donc d’une vie empruntée, comme la lumière de la lune est empruntée à celle du soleil. Si le pantin vivait, il ferait l’expérience d’un “ailleurs” — et nous sommes cet “ailleurs”… Dans la magie noire, nous faisons l’expérience de notre ailleurs, quand nous sommes les mégaphones, les perroquets de “la Voix de son maître”… Dans la magie blanche, nous jouons cet ailleurs du pantin que nous animons… mais qui pourrait bien aussi nous animer en retour, si ce pantin incarne un personnage puissant, qui nous impose sa propre logique. La question de notre liberté revient: qui est donc le vrai sujet souverain? Le despote? Le pantin? Le marionnettiste?…

2.2. Le problème se complique si l’on pense au public. Car le pantin est alors comme le medium, le média entre le marionnettiste et sa volonté d’art et le public… La Marionnette est un objet transitionnel qui, par le mouvement aliéné qui l’anime, produit son propre monde — voilà l’illusion. La réalité, c’est: le marionnettiste produit et augmente le monde (le sien et celui du public) par le biais de sa Marionnette. Il y a deux pôles signifiants: le pôle de production des signes (le marionnettiste) et le pôle de réception des signes (le public). Mais il y a donc trois pôles d’aliénation, le marionnettiste, le pantin et le public. Le regard est toujours dirigé vers autre chose qu’on ne le croit, même quand on regarde… C’est ce qui justifie la phrase de Valéry: «Qui regarde sa main se voit être ou agir là où il n’est pas. Qui pense, s’observe dans ce qu’il n’est pas» (Mauvaises pensées et autres, Gallimard, La Pléiade, Oeuvres, II, p. 814).

2.3. Cette question de pôles est cruciale, car il y a une dialectique de la réciprocité qui s’engage: à la volonté d’art, de récit et d’expression du marionnettiste répond la volonté de compréhension, d’interprétation et de délectation du public. Le pantin n’est ici qu’un passeur inerte, à la merci de la volonté d’envoyer des signes et de celle de la projection de fantasmes… Et l’on revient alors à la question du volant de liberté, qui commence avec la question de la différenciation d’avec soi-même, de l’opposition à soi-même, dans l’exercice de la parole. Car si le pantin ne parle pas, si nous le faisons parler, qui parle, là?… Que signifie parler? Parler, c’est, bien plus que s’adresser à autrui par la profération de paroles (caractéristique de l’homo loquax, et donc, le bavard parle, hélas…), s’entretenir avec soi-même: penser et parler sont une seule et même chose si c’est, comme le dit Platon, un dialogue de l’âme avec elle-même.

2.4. Ce dialogue n’est pas seulement la restitution, la consultation, la caisse enregistreuse d’une pensée intérieure silencieuse. C’est aussi un jeu d’oppositions à soi-même, un jeu d’affirmations et de négations, de questions et de réponses, d’arguments et d’objections, de vérifications et de preuves… Ce qui montre que nous avons la pensée opposable, que nous ne pensons vraiment que lorsque nous nous opposons à nous-mêmes — Valéry: nous avons la pensée opposable tout comme nous avons le pouce opposable. Penser et parler exprime la vérité de la logique de notre âme: “la psychologie du contre” (Bachelard) est son milieu véritable. Quand je parle vraiment, je me mets à penser, je parle avec moi et contre moi (contre mes préjugés, par exemple), je suis / je deviens plusieurs, mieux: je suis une démocratie libérale, un Parlement à moi tout seul… Ponge estimait que la première fonction de la poésie est de «parler contre les paroles» (cf. La rage de l’expression). En ce sens, cette dialectique permet l’exercice du jugement — pour l’esprit — et l’apprentissage du pantin — pour la main. Car le pantin, s’il est le porte-parole d’une pensée (parmi les multiples pensées du marionnettiste), ne peut pas dire n’importe quoi, de façon chaotique: il est censé obéir à un personnage, incarner une pensée déterminée, avec ses croyances, son rôle social, son fonction artistique. Le pantin “parle”, ou plutôt, comme un masque, il fait résonner une pensée. Mieux, il la fait raisonner, car il est tout à la fois un alter ego, un obstacle et un outil. Et surtout, c’est un maître, à la fois au sens de dominus ou despotes (un tyran), et un magister (un instituteur, un professeur). Il nous domine et il nous oblige.

2.5. User d’un pantin, le faire parler, ou parler à travers lui, comme le fait le marionnettiste, c’est donc revenir à la source de la parole. Saussure disait que la parole était l’événement, l’intervention spontanée du sujet dans le champ de la langue (parole intérieure, parole proférée, parole écrite, dialogue, conversation). Il faut donc une décision, une liberté originaire qui se déploie et qui joue sur fond de nécessité (le système de la langue comme institution). La parole est une performance sur fond de compétence. C’est en ce sens que la problématique de la pratique véritable de la parole renouvelle la question du volant de liberté que l’on avait dénichée avec le mécanisme physique du pantin: il y a un moment mécanique et déterminé de la pensée et de la parole. Cela signifie juste que la pensée et la parole des hommes sont soumises à l’épreuve de la Marionnette en nous. La question éthique est alors: quel est ton pantin? Que fais-tu de ta Marionnette?… Manipuler un pantin, c’est s’obliger soi-même à affronter l’exercice libre de la parole — ce qui s’appelle “responsabilité”. Et ce défi de la parole véritable est celui du processus par lequel, en parlant, j’apprends ce que je suis en train de penser, que je ne pensais pas d’abord, mais que je découvre et même que j’invente (l’invention étant le processus de la découverte)… La parole humaine et empruntée du pantin est en ce sens bien un medium, un milieu de pensée et de liberté à elle toute seule… Le pantin me sert de lieu étranger pour incarner la recherche et la trouvaille de la vraie parole. C’est le détour heureux de la parole.

Voilà donc ce que nous dit la parole du pantin…